Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

CHAPITRE 5

Une femme par les temps qui courent

Le destin, avec sa patience mystérieuse et fatale, approchait lentement vers l'un et l'autre de ces deux êtres, tous deux affaiblis et chargés de la tempétueuse électricité de la passion; Ces deux âmes portaient l'amour comme deux nuages portent la foudre, et devaient se rencontrer et s'unir en un regard comme les nuages dans un éclair.

Victor Hugo "Les Misérables"

Les premiers rayons de l'aurore entrèrent sur la pointe des pieds dans la luxueuse chambre. Grimpant par le tapis moelleux, ils avaient atteint l'énorme couche sur laquelle il était étendu avec insouciance. Dehors, la nuit glaciale paraissait avoir ramené ses sombres troupes devant la lumière dorée qui se reflétait sur le manteau de neige de l'immense pré de la demeure des André. La chambre se trouvait dans la pénombre et dans le silence, mais il était déjà réveillé, ses yeux bleu clair perdus dans la profondeur de ses propres pensées.

Soudain, il se redressa dans son lit et revêtit une veste de soie vert foncé brodée. Ses cheveux dorés tombaient en désordre sur ses larges épaules et ses yeux étaient bouffis par le manque de sommeil. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit.

Il s'approcha de la fenêtre et l'ouvrit de par en par pour accueillir sur son visage hâlé, le froid glacial des flocons de neige qui fondaient au contact de sa peau. C'était comme si le froid du matin pouvait effacer ses éternels troubles intérieurs. Mais il savait très bien qu'ils resteraient à ses côtés jusqu'à ce qu'il se décide à prendre la décision contre laquelle il luttait.

La nuit précédente, il avait assisté à un de ces bals interminables qu'il détestait énormément, mais sans Candy pour le protéger de la douzaine de femmes frivoles qui lui tournaient sans cesse autour, la situation était devenue presque intolérable.

Heureusement, Archibald et Annie étaient venus avec lui et l'avaient aidé à affronter le perpétuel caquetage de toutes ces jeunes femmes qui rêvaient de devenir l'heureuse épouse d'un des célibataires les plus convoités des Etats-Unis. Cependant, pendant qu'Archibald et Annie dansaient, le laissant ainsi seul, il se trouvait assailli de femmes célibataires, ou même mariées, qui ne cessaient de l'importuner, le mettant mal à l'aise jusqu'à lui révéler qu'il n'était pas fait pour cette vie là.

Mais le pire moment fut quand Eliza Legrand était parvenue à le rencontrer dans le salon où il avait trouvé refuge de ses admiratrices agressives.

  • Pourquoi si seul ? - lui avait-elle demandé en usant du plus séduisant de ses sourires - Mon Oncle, vous ne devez pas nous priver de votre présence.
  • Laisse-moi tranquille - fut son unique réponse, visiblement dérangé par la jeune femme qui, il le savait bien, était la cause des souffrances de la personne qu'il aimait le plus. Il avait toujours regretté de n'avoir pas pu éviter à Candy toutes les humiliations qu'elle lui avait fait vivre dans son enfance et son adolescence. C'est pourquoi, il détestait profondément les Legrand.
  • Vous ne devriez pas être aussi timide - murmura-t-elle en ignorant ses paroles et en se rapprochant savamment de lui.
  • Il est si séduisant - pensa-t-elle- Je me demande les plaisirs interdits qu'une femme peut connaître dans le lit d'un homme comme lui, si fort et mystérieux. Si seulement il pouvait tomber sous mon charme. Je serais alors Mme William Albert André, épouse d'un des hommes les plus riches du pays. Je pourrais aussi obtenir ma douce vengeance sur Candy, pour toutes les choses que cette maudite nous a faites à moi et mon frère. Ce serait merveilleux.
  • Je pourrais vous tenir compagnie tout aussi bien que Candy - murmura-t-elle avec séduction. Puis, après une brève pause, elle ajouta sur un ton suggestif - Je pourrais vous tenir compagnie d'une façon dont elle ne sera jamais capable, comme seulement une vraie femme sait le faire.

Albert se retourna pour regarder la jeune femme qui lui faisait face. Dans ses yeux célestes, on pouvait lire un mélange d'incrédulité et de dédain.

  • Je ferai semblant de ne pas avoir entendu tes insinuations - dit-il avec dégoût - Tu n'as aucune idée Eliza, comme mon cœur méprise les gens comme toi.

Le visage d'Eliza s'assombrit à l'écoute des paroles d'Albert. Elle ne s'attendait pas à un refus si franc, tant elle était habituée au succès dans l'art de la séduction.

  • Les gens comme toi - ajouta Albert tout en se déplaçant vers la porte - sont la honte de la race humaine, peut-être l'unique erreur que la nature ait faite. Tu me fais vraiment pitié. Maintenant, excuse-moi, je dois partir - acheva-t-il en passant devant Eliza en lui lançant un sourire plein de mépris.

Après ce désagréable incident, Albert était rentré chez lui pour s'enfermer dans sa chambre. Cependant, ses pensées n'avaient cessé de le récriminer le restant de la nuit, toujours coincé il était, entre le dilemme de ses obligations familiales et son esprit rebelle.

Albert secoua la tête pour s'éclaircir les idées. Il était si contrarié, mais la vérité était que son inquiétude n'avait pas été causée ni par Eliza, ni par la longue liste de rendez-vous qu'il avait toujours dans son agenda.

  • Je suis seulement en colère contre moi-même. Je sais parfaitement que ce type de vie ne me satisfera jamais. J'ai l'impression de trahir tout ce en quoi j'ai cru quand j'étais jeune. Où sont passé mes idéaux, mes convictions ? Peut être que je les ai oubliés dans ce train en Italie, quand j'ai décidé de quitter l'Afrique. Oh Candy ! Même quand nous nous inquiétons pour toi, je reste heureux de savoir que tu poursuis tes rêves en France, faisant ce que tu crois être bien, quelque chose de significatif, qui a vraiment de la valeur et qui est noble. Tandis que moi… Qu'est-ce que je fais ? Je suis seulement en train d'accroître la fortune des André pour les aider à conserver leurs privilèges, alors qu'au même moment, des gens meurent de faim à cause de notre système social injuste. Quelle est donc cette vie sans aucun sens dans laquelle j'ai laissé sombrer mes idéaux devant mes responsabilités en tant que chef de la famille André ?

Albert ferma la fenêtre et marcha lentement vers un fauteuil en rotin. Il s'assit et respira profondément. Dans la solitude de sa chambre, il pouvait toujours fermer les yeux et apercevoir les savanes dorées africaines sous l'implacable chaleur estivale. Là-bas, la nature était proche de l'homme, la vie y était simple et les humains pouvaient sentir le toucher de Dieu. Il avait compris que seules ces plaines dorées pouvaient apaiser son âme. C'était le lieu dans lequel il se sentait vraiment chez lui. Dans ces petites communautés, loin de la folie occidentale, les hiérarchies n'étaient pas aussi importantes, et chaque homme était maître de son destin. Comme il aspirait à cette liberté !

  • J'admire ceux qui vivent librement, qui écoutent leur cœur, et vont où il les mène. C'est pourquoi je t'admire Candy Neige… C'est pourquoi je te respecte Terrence Grandchester. Pourquoi ne puis-je pas alors aller à mon propre rythme ?

Un coup discret sur la porte le fit émerger de ses rêves.

  • M. André - l'appela une voix profonde qu'Albert reconnut comme étant celle de Georges Johnson - Il y a un télégramme pour vous et j'ai pensé que vous devriez le lire immédiatement, Monsieur.
  • Entre - répondit Albert avec nervosité.

Georges, éternellement vêtu d'un costume noir, entra dans la chambre et plissa des yeux pour pouvoir distinguer son patron dans la pénombre de la chambre.

  • Cela vient de France ? - demanda Albert, anxieux.
  • Oui, Monsieur - répliqua l'homme avec son caractéristique ton flegmatique en remettant au jeune homme l'enveloppe blanche.

Albert l'ouvrit aussi rapidement qu'il le put. Candy n'avait jamais envoyé de télégramme depuis son départ. Elle envoyait toujours une lettre, mais un télégramme pouvait signifier beaucoup de choses, jamais de bonnes. Le message laconique disait :

"Chers amis :

Je pars en mission. Front Occidental. Je ne pourrai pas vous écrire avant un moment. Prenez soin de vous.

Candy "

Les yeux d'Albert s'ouvrirent si grand que Johnson crut à un moment qu'ils allaient sortir de leurs orbites. Le visage bronzé du jeune homme était devenu livide au moment où il lisait les mots front occidental, écrits en toutes lettres. Ses mains tremblaient quand il s'assit dans son fauteuil. Cela lui demanda quelques secondes pour retrouver l'usage de sa propre maîtrise, mais Johnson, qui le connaissait bien, était conscient du grand effort que faisait Albert pour conserver son calme et penser clairement.

  • Georges, je vais te dicter un télégramme que tu enverras dans l'instant - dit-il après quelques minutes de silence.

Comme l'assistant efficace qu'il était, Georges sortit une plume de sa poche, puis prenant une feuille blanche sur un écritoire proche, il commença à écrire ce qu'Albert lui dictait.

Au colonel Louis Martin Foch :

Cher ami :

C'est avec beaucoup de souci que je viens d'être informé…'

Comme il l'avait déjà fait dans le passé, Albert était sur le point de modifier la direction de la vie de Candy comme un marionnettiste, sans se rendre compte des dramatiques conséquences qu'entraînerait ce nouveau changement.

* * * * *

Au milieu de la plus absolue des obscurités, Candy réalisa que Flanny s'endormait contre son gré. Dans la tranchée où Duvall était mort, Candy avait donné à Flanny un tranquillisant pour supporter la douleur de la fracture, et il commençait à faire effet.

- Oh Mon Dieu ! - disait Candy - Que vais-je faire si elle ne peut pas bouger ? Elle est trop lourde pour que je puisse la porter.

Ce fut alors qu'elle vit une faible lueur bougeant dans le couloir obscur.

- S'il vous plait, aidez-moi ! - cria-t-elle avec empressement - Aidez moi à sauver mon amie !

Personne, personne, seul le silence répondit.

- S'il vous plait, au secours ! - cria-t-elle de nouveau, ses espoirs paraissant s'évanouir en elle.

La pâle lumière commença à se déplacer vers elle, bondissant de temps à autre comme si on la soutenait et qu'on courait en même temps. Tout de suite après, Candy entendit le bruit de pas masculins sur le sol du côté de la tranchée. Finalement, une voix répondit :

- Tenez bon, j'arrive ! - dit un homme avec la voix gutturale de quelqu'un qui a dépassé la quarantaine.

Peu à peu, l'obscurité environnante permit qu'une douce lumière de lanterne vienne déchirer sa cape noire. Candy vit un homme énorme avec une tête arrondie qui courrait vers elle.

Quand le soldat vit la propriétaire de la voix qu'il avait entendue, ses yeux s'écarquillèrent de surprise. Une brève seconde, l'homme pensa qu'il avait des visions après son long et horrible séjour dans la tranchée de feu. Mais il comprit immédiatement que même si personne ne s'attendait à voir une jeune fille au milieu d'un tel endroit, il la voyait pour de vrai.

- Que faites vous ici, jeune fille ? - demanda l'homme encore abasourdi tandis qu'il l'aidait avec Flanny qui était complètement endormie.

- Nous sommes des infirmières, monsieur - répondit Candy, essoufflée - Nous étions en train de soigner des blessés dans le tunnel, mais une explosion est venue tuer tout le monde, sauf mon amie et moi, mais elle est blessée, comme vous pouvez le voir.

- C'est exact - fit l'homme en essayant de soulever Flanny.

- Faites attention ! - le supplia Candy avec inquiétude - elle a une sévère fracture à la jambe.

- Ne vous inquiétez pas, mademoiselle - dit l'homme avec un sourire que Candy pouvait à peine apercevoir dans la pénombre - Un vieux soldat comme moi sait très bien comment manipuler un blessé, homme ou femme. Tenez simplement la lanterne.

Candy aida l'homme avec la lumière, bien qu'elle fut préoccupée par la jambe de Flanny. Elle était consciente des conditions infectées du lieu, ainsi que des désastreuses conséquences que cela pourrait avoir sur la jambe de Flanny, si elle continuait à être exposée ainsi. Il fallait qu'on la sorte de cet endroit et lui donner les soins médicaux aussi vite que possible.

L'homme demanda à Candy de le suivre tout en brandissant la lanterne pour éclairer le chemin de retour vers la tranchée de réserve. C'est ainsi, qu'ils entreprirent leur route le long des sinistres couloirs, tandis que l'artillerie grondait de nouveau au loin.

On ne sait combien de temps ils marchèrent ainsi. Les années qui suivirent, Candy se posa la même question, mais elle finissait toujours par conclure que son état de nervosité à ce moment là avait permis à sa mémoire de conserver intacts ces instants. Ils continuèrent de la même manière pendant presque un siècle, l'homme courant avec Flanny inconsciente dans ses bras, et Candy courant derrière eux, avec une faible lampe à la main droite.

Ensemble, ils avançaient dans la tranchée de communications pour atteindre une aire plus éclairée. Ainsi, l'obscurité absolue se rendit à la lumière artificielle des mains des hommes. Un autre soldat les vit et courut les aider, tout en admirant l'étrange et ironique contraste entre la beauté de Candy et l'étonnante vision de la tranchée. Ils étaient finalement parvenus à la tranchée de réserve !

* * * * *

Le terrain était pratiquement devenu un marécage. Les Alliés et la Triple Entente avaient lutté, à feu ouvert, fait exploser, sauter, creuser les tranchées et couvert les champs de mines, tout sous la continuelle pluie automnale, jusqu'à ce que le sol ne fut plus qu'un amas de boue. Des deux côtés, on était exténué mais la lutte pour Cambrai continuait. Les homme tuant d'autres hommes qu'ils n'avaient jamais vus auparavant, assassinant de gens qu'ils ne détestaient pas, sans aucune raison, pour rien, pour aucune autre raison que l'ambition de quelques chefs, qui restaient sains et saufs dans leurs confortables domaines, car les politiques savent bien comment rester éloignés des enfers qu'ils ont créés, tandis que des milliers d'autres hommes maintenaient le jeu fou de la guerre en s'entretuant.

Au cours de la dernière semaine de novembre, l'arme secrète que les Britanniques attendaient arriva enfin. C'était une flottille complète de véhicules menaçants que Candy n'avait jamais vus auparavant. C'étaient d'énormes monstres blindés, armés de canons et de mitraillettes qui se déplaçaient au moyen de chenilles. Dans la bataille de Cambrai, l'homme orchestrait le premier assaut massif avec des tanks de guerre pour la première fois dans l'histoire de l'humanité. Près de 400 de ces machines horribles furent utilisées par les britanniques pour attaquer l'ennemi et le faire reculer d'une dizaine de kilomètres sur la ligne de feu allemande. Le 3 décembre, la bataille de Cambrai se termina avec des résultats positifs pour la cause Alliée.

Les jours qui suivirent, Candy assista au tragique spectacle de ces hommes du camp ennemi qui avaient été capturés en tant que prisonniers. Une longue file de jeunes allemands, nombreux de moins 20 ans, marchèraient le long du campement britannique jusqu'à la gare où ils étaient envoyés en arrière-garde. La peur et la haine pouvait se deviner sur leurs visages, sachant qu'ils devraient affronter un destin qui pourrait être pire que la mort elle-même, c'est à dire, le destin incertain d'un prisonnier de guerre.

L'esprit de Candy s'efforçait sans résultat à comprendre ces choses, tant son cœur était vide de cette méchanceté. Pourquoi appelle-t-on la guerre ce type d'orgie belliqueuse ? Quel pouvoir dément gagnaient les hommes dans de tels jours sombres en se détruisant, se blessant et se tuant l'un l'autre ? Comment la nature humaine pouvait-elle descendre si bas, jusqu'aux profondeurs de l'enfer ?

Le souvenir d'Alistair revenait souvent à l'esprit de Candy ces jours là. Dans chaque jeune qu'elle soignait, elle essayait désespérément de sauver la vie de son vieil ami. Dans chaque jeune qui mourrait dans ses bras, elle pleurait une nouvelle fois la mort de son ami d'enfance, se lamentant sur les limites que la science avait pour réparer ce que la furie de la guerre avait détruit dans son tourbillon insensé. C'est alors, qu'elle avait la sagesse nécessaire pour ne pas reprocher à Dieu les erreurs des hommes, sachant que nous ne sommes que les victimes de nos propres faiblesses et ambitions.

Cependant, elle avait un léger sentiment, parfois égoïste, qui maintenait son âme lumineuse et forte face à la douleur et la destruction.

  • Au moins, - se disait-elle secrètement - ces jeunes que j'aime affectueusement sont loin et saufs… Albert, Archibald, Tom, eux sont restés chez eux et poursuivent leurs vies sans avoir à affronter ces horreurs… Au moins, grâce à Dieu, IL va bien, IL est loin et sauf.

Rapidement, son petit espoir éclatait en milliers d'étoiles contre le tourbillon de la guerre. L'hiver approchait. Au cours des premières semaines de décembre, il continua à neiger pendant des jours.

* * * * *

Candy et Flanny étaient sorties de la tranchée sans rien de nouveau et étaient retournées à l'hôpital itinérant. L'armée britannique avait reçu les ordres de retarder l'offensive et de maintenir les positions récemment acquises jusqu'à l'arrivée des renforts américains, qui était prévue pour le printemps prochain. Par conséquent, le personnel médical s'était résigné à rester sur place ou à porter assistance dans d'autres sites le long du front occidental où l'on avait plus besoin d'infirmières et de médecins expérimentés.

Comme Flanny était blessée, elle avait reçu l'ordre de retourner à Paris avec Julienne, qui souffrait d'une toux qui menaçait de se transformer en pneumonie si elle ne recevait pas les soins appropriés et si elle ne prenait pas un peu de repos dans un endroit un peu plus chaud. Candy s'inquiétait pour ses deux amies, spécialement pour Flanny car elle avait récemment senti une odeur caractéristique dans sa blessure. Le fantôme de la gangrène lui apparut immédiatement, mais elle ne dit rien à personne, craignant que l'on veuille procéder à une amputation. Au lieu de cela, elle commença à irriguer la blessure avec de l'acide dakrin sans l'autorisation du docteur et sous les yeux étonnés de Flanny.

  • Que fais-tu ? - lui demanda Flanny le matin où Candy pratiquait l'irrigation sur sa jambe pour la première fois. Son visage reflétait la panique car elle savait parfaitement les raisons possibles qu'avait Candy pour agir ainsi.

Candy regarda Flanny d'un air maternel. Depuis les terribles moments qu'elles avaient vécus dans la tranchée, Flanny avait radicalement changé. Quand elle s'était réveillée et retrouvée de nouveau à l'hôpital itinérant, allongée dans un lit pliant, elle avait crié le nom de Candy, l'appelant avec anxiété. Une paire de bras chaleureux s'était emparée d'elle.

  • Je suis là Flanny - avait dit Candy - Tout est fini, nous sommes en sécurité maintenant.

Flanny s'était jetée au cou de Candy en pleurant bruyamment. La jeune blonde étonnée de la réaction de sa compagne, mais toujours sensible à la douleur humaine, l'avait accueillie chaleureusement.

  • Oh Candy ! Pourquoi ne m'as-tu pas laissée là-bas ? - demanda Flanny en pleurant convulsivement - Je n'aurais manqué à personne sur ce monde.

Candy qui avait constaté le peu d'estime de Flanny, saisit doucement son amie de façon à lui faire face, et regardant dans ses yeux noirs plein de larmes, elle lui dit sur un ton affectueux mais ferme :

  • Ecoute bien Flanny - commençait-elle - Je sais que tu as eu une enfance difficile, et que ta famille n'a pas su t'apporter soutien et sécurité. Personne ne peut la juger pour cela, mais tu dois bien comprendre, ma fille, que ceux qui ont voulu te faire croire que tu n'étais pas intéressante, se sont trompés.

Flanny ouvrit en grand ses yeux sombres, ayant du mal à croire les paroles de Candy.

  • Flanny, tout au long des années je me suis lamentée sur notre mauvaise entente à l'école d'infirmières - poursuivit Candy en prenant les mains de Flanny dans les siennes - Je ne t'ai pas comprise alors, peut-être n'étais-je pas préparée à cohabiter avec quelqu'un comme toi. Cependant, tout le temps où nous avons partagé notre chambre et étudié ensemble, j'ai commencé à éprouver une grande admiration envers toi, Flanny. Tu devrais être fière de la femme forte et courageuse que tu es.
  • Candy ! - fit Flanny avec stupéfaction sans pouvoir prononcer d'autres mots.
  • Je… Je… - bégayait Candy, sans savoir comment avouer sa propre admiration pour le courage et la compétence de Flanny - Je voulais être comme toi… - dit-elle finalement.
  • Comme moi ? - s'enquit Flanny, confuse - Mais c'est moi qui étais jalouse de toi pour ta popularité et ton charisme !

Ce fut le tour de Candy d'écarquiller les yeux de stupeur. Elle n'avait jamais imaginé que Flanny put sentir une quelconque admiration envers elle. Elle avait toujours cru que Flanny la considérait comme une infirmière stupide et maladroite.

Les deux jeunes femmes se regardèrent fixement, troublées, pendant un moment. Candy regarda le regard sombre de Flanny qui renvoyait le sien vers les pupilles émeraude de la jeune blonde, sans que l'une ni l'autre ne sache que faire. C'est alors qu'après un long silence, elles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.

  • Je voulais tant que tu m'acceptes comme amie - dit Candy tout en serrant la jeune brune contre elle - Quand tu es partie, je me suis sentie frustrée de ne pas avoir pu atteindre ton cœur, Flanny.
  • J'ai essayé de me convaincre que je n'avais pas besoin de l'amitié d'une fille aussi populaire et enthousiaste que toi - avoua Flanny de son côté - J'essayais de nier que ta gentillesse m'affectait tout comme elle touchait ton entourage, Candy.
  • Nous avons été bêtes, alors - répondit Candy, en faisant face à son ancienne camarade de classe - mais cette fois, Flanny - poursuivit-elle avec un éclatant sourire - nous pouvons recommencer et être amies. Cela te dit ?

Flanny opina et serra de nouveau contre elle la jeune blonde, prononçant les seuls mots qui leur manquaient à toutes deux.

  • Merci Candy… pour m'avoir sauvé la vie.
  • De rien, Flanny, de rien - fut l'unique réponse de Candy.

Depuis ce jour, Candy et Flanny entamèrent une relation amicale, beaucoup plus ouverte et sincère, bien que Candy ne put la comparer avec aucune autre relation d'amitié qu'elle pouvait avoir avec d'autres personnes. Flanny était Flanny, et elle était en lutte permanente pour contenir ses sentiments cachés au fond d'elle. Mais maintenant elle osait être agréable et même gentille avec Candy, et au fur et à mesure, elle se surprenait à confier à Candy ses idées et ses craintes, comme le jour où Candy avait commencé le traitement d'irrigation.

La jeune blonde était en train de regarder Flanny avec la même expression préoccupée et attachante qu'elle adressait à ses patients qui avaient des problèmes, ce qui rendit Flanny encore plus nerveuse.

  • Candy, s'il te plait - demanda-t-elle - Je ne suis pas un de ces patients à qui tu peux mentir.
  • Je ne te mentirai pas, Flanny - répondit Candy avec sérieux - Il y a une faible possibilité de gangrène, Flanny, mais je ne l'ai pas dit au docteur car j'ai mes raisons.
  • Quelles raisons ? - s'enquit Flanny, nerveuse.
  • Tu sais bien que l'hôpital prépare son déménagement - expliqua Candy - Il serait alors impossible de t'opérer, sauf cas extrêmes. Si je parle au docteur de ton problème, il ne pourra rien faire pour toi, et peut-être m'empêcherait-il de te faire une irrigation. Je veux essayer… car je crois qu'il existe un moyen - la jeune femme s'arrêta un instant, ayant du mal à achever sa phrase - qu'il existe un moyen pour t'éviter l'amputation.

Flanny pâlit. Elle revoyait les insupportables scènes d'amputation auxquelles elle avait assisté. L'idée de devenir une invalide la terrifiait.

Je vais irriguer ta blessure - murmura Candy sur le ton plus réconfortant qu'elle pouvait employer, remarquant son amie pétrifiée de peur - je le ferai toutes les heures jusqu'à ce que tu partes à Paris demain, je demanderai alors à julienne de continuer à le faire au cours du voyage, jusqu'à ce que tu arrives là-bas. Une fois que tu auras vu Yves, il décidera de ce qui est mieux pour toi. Je suis sûre que ta blessure ira bien et qu'elle sera propre quand tu arriveras à Paris - dit-elle finalement en souriant gentiment.

Flanny n'était pas très sure des effets d'un traitement par irrigation sur un probable cas de gangrène, mais maintenant qu'elle commençait à croire que la vie pouvait être autre chose qu'un dur labeur, elle ne voulait pas refuser l'unique possibilité qu'elle avait de garder sa jambe. C'est pourquoi, elle donna son accord pour l'expérimentation et promit de ne pas en parler au docteur.

  • O.K. Candy - dit-elle - je serai muette comme une tombe.

A ce moment là, quelqu'un entra dans la tente et Candy pensa une seconde que c'était le docteur et qu'il allait découvrir ce qu'elle faisait sans son autorisation. Heureusement, ce n'était que Julienne tenant une enveloppe.

  • Candy - fit Julienne - Il y a une lettre de l'hôpital pour toi. On dirait que ce sont des ordres du directeur de l'hôpital - conclut-elle en remettant la lettre au tampon officiel de l'armée.

Candy prit le message et ouvrit rapidement la lettre, lit les quelques lignes avec des yeux alarmés.

  • De mauvaises nouvelles ? - demanda Julienne curieuse et inquiète.

Candy leva les yeux et observa ses amies, d'un air confus et troublé.

  • Allons, Candy ! - fit Flanny, elle aussi intriguée.
  • Ils me renvoient à Paris ! - répondit Candy en ouvrant les bras dans un geste d'incompréhension - Il n'y a aucune raison pour que je sois renvoyée là-bas - ajouta-t-elle - Ce matin, on me disait que l'on prévoyait de m'envoyer à Verdun pour secourir un hôpital itinérant , et maintenant ils m'ordonnent de retourner à Paris. Je n'y comprends rien !
  • Qu'est-ce que ça peut faire, Candy ? - fit Julienne en souriant - Ne vois-tu pas que cela signifie que tu feras la route avec nous, loin de cette vie agitée ? - fit-elle sur un ton gai.
  • Oui, les filles, ce n'est pas ce qui me dérange - admit la jeune blonde en regardant ses amies - mais c'est si bizarre. Je me demande ce que cela peut vouloir dire?

Candy haussa les épaules, essayant d'oublier l'étrangeté de la situation, tandis qu'elle irriguait la blessure de Flanny. Julienne resta près d'elle pour observer ce qu'elle faisait, et converser avec Flanny pour qu'elle oublie un peu la douleur que le traitement procurait. Cela aidait aussi Candy à oublier ses propres suspicions sur les nouveaux ordres qu'elle avait reçus, ordres qui allaient changer du tout au tout sa vie.

* * * * *

Le capitaine Jackson était de nouveau dans une pénible situation. L'ennemi n'était pas seulement en train de le vaincre sur le champ de bataille blanc et noir, mais aussi sur le plan de la guerre linguistique qu'ils soutenaient. Depuis la nuit où Jackson avait invité le jeune sergent aux yeux bleus à jouer avec lui, il avait répété la rencontre "amicale" de nombreuses fois. Mais le jeu entre les deux hommes était devenu plus qu'un passe-temps pour tuer les longues nuits d'automne. C'était devenu une sorte de défi que l'homme mûr qui persistait à conquérir deux objectifs très difficiles. Le premier était de vaincre le meilleur joueur d'échecs qu'il avait connu dans toute sa vie, et l'autre était de découvrir l'origine d'un personnage aussi énigmatique.

La première fois que Jackson avait écouté la façon de parler du jeune sergent, il avait presque pu dire qu'il était britannique, mais la fois suivante, son accent avait changé d'une façon étonnamment convaincante que Jackson se mit à douter de sa mémoire et de ses connaissances phonétiques. La seconde fois où ils jouèrent, le peu de phrases prononcées par le jeune homme avait été dites avec un accent du sud, si clair et distinct, qu'il lui avait semblé avoir été transporté sur la terre de Dixie (la zone sud est des Etats-Unis). La fois suivante, les intonations des paroles du sergent prirent une rythmique chantante que Jackson identifia comme l'accent typique des paysans gallois. C'est alors que Jackson se rendit compte que le jeune homme se jouait de lui, et dans un accord tacite, les deux hommes s'affrontèrent en devinettes dans lesquelles Jackson était en train de se perdre.

Le but du jeu était de découvrir l'origine du jeune homme sans la lui demander directement, découvrir tous ces détails sur sa vie qu'il ne semblait pas disposer à partager. Il venait à l'esprit de Jackson différentes questions, mais il y en avait trois plus précisément qui l'intriguaient. Une était sur l'origine de cet homme, l'autre était sur le genre d'occupation ce dernier devait avoir en Amérique - puisque Jackson savait que le jeune homme s'était engagé volontairement dans l'armée - et la troisième de ses interrogations, peut être la plus inquiétante entre toutes, était si Jackson n'avait pas déjà vu la tête de cet homme quelque part, sans pouvoir se rappeler le lieu. Jackson avait employé différents moyens pour faire perdre au jeune homme son self-control et le faire parler, mais aucun de ses trucs n'y était parvenu malgré tous ses efforts.

  • Quelque chose à boire ? - lui avait une nouvelle fois offert Jackson.
  • Non, merci Monsieur, je ne bois pas - répondit laconiquement le jeune homme.
  • Comment ça ? La réputation d'un homme se bâtit par son aptitude à boire - suggéra Jackson avec un sourire sardonique.
  • Alors ma réputation doit être en miettes, Monsieur. Mais j'insiste, je ne bois pas - et c'est avec cette sèche affirmation que le jeune homme ferma la parenthèse sur l'alcool avec un silence déterminé.

Pour un soldat commun et courant, la compagnie d'un homme qui ne fumait pas, ne buvait pas ou ne parlait pas des femmes, pouvait être un véritable boulet. Mais au contraire, pour le bien élevé Duncan Jackson, tous ces rares attributs étaient des raisons pour accroître sa curiosité et renouveler son intérêt à découvrir le mystère qui se cachait derrière les pupilles bleues qui regardaient l'échiquier en la fixant d'une façon inhumaine et insensible.

  • Je dois faire quelque chose qui lui fasse baisser la garde qu'il maintient sur lui même - pensa Jackson - Je dois faire quelque chose… Mais quoi ?

Au cours de ces nuits, tandis que les yeux de Jackson erraient à travers les détails de sa tente sous la faible lumière des lanternes, sa vue aperçut un objet brillant à la main gauche du sergent. C'était un anneau d'or avec une émeraude solitaire qui défiait la beauté du printemps avec ses scintillements verts. Le joyau était de forme simple et masculine qui accentuait de plus belle la brillance de la pierre sous la timide lumière de la lampe de kérosène.

Jackson se demanda pourquoi il n'avait pas repéré plus tôt la présence d'un objet aussi beau au doigt de son opposant, mais après la première impression, il commença à déduire de choses à ce propos. Il était clair pour Jackson que l'homme qui était en face de lui n'était pas comme les autres, par le langage qu'il utilisait, les manières et les gestes qui prouvaient sa bonne éducation. Et maintenant, le détail de l'anneau, un bijou de valeur, lui disait que ce jeune homme là ne devait pas mourir de faim auparavant.

  • C'est une bien belle bague que vous avez là - fit Jackson avec insouciance - Je suppose que c'est une émeraude.

Le jeune homme jeta un œil à son annulaire et une soudaine étincelle traversa ses yeux, si rapidement que Jackson ne s'en rendit pas compte. Il se contenta alors de répondre :

  • C'en est une.
  • Vous me permettez de la regarder, sergent ? - demanda Jackson sans abandonner le sujet et espérant qu'il pourrait ainsi l'attirer vers de nouvelles pistes et comprendre la tête brûlée qu'il avait en face de lui.

Le jeune homme ôta sa bague et la remit à son supérieur, laissant entrevoir sa contrariété devant l'insistance du capitaine. Jackson prit la bague et exposa la pierre à la lumière de la lampe laquelle se matérialisait en de milliers de rayons entre les éblouissantes facettes vertes.

  • Elle est vraiment très belle ! - commenta Jackson visiblement impressionné par la perfection du bijou.

Tandis que Duncan admirait le joyau, le jeune sergent se prit à s'évader momentanément, dans le temps et l'espace, bien loin de cette partie du monde où ils se trouvaient.

  • La lumière explosant de milliers de rayons verts sur les prés - pensait-il - verts étaient les bois, les feuilles fraîches du pâturage d'été. Vert profond, la mousse sur les murs humides, vert sombre les montagnes, vert tendre la vallée. En ce temps là, mes espoirs étaient jeunes et neufs, l'amour remplissait mon cœur d'étincelles vertes tout autour…Connaîtrais-je une nouvelles fois cette jouissance ? Même la plus riche des émeraudes fait pâle figure devant les siennes… Rien ne pourrait me tromper… La lumière verte de ces yeux m'est interdite à jamais…
  • La voici, sergent - fit la voix du capitaine Jackson, interrompant le cours des pensées du jeune homme.

Jackson tendit la main pour rendre le bijou à son propriétaire. Une seconde avant, il avait pu lire des révélations intéressantes dans l'expression du visage du sergent, mais tandis qu'il avait les yeux fixés sur le joyau, le sergent avait retrouvé sa posture habituelle qui cachait ses émotions, tant il était entraîné dans l'art de simuler.

Le jeune homme remit la bague à son doigt puis les deux hommes s'affrontèrent de nouveau au jeu. L'un d'entre eux essayant de trouver un moyen de découvrir la devinette, l'autre faisant l'expérience d'un mélange de sentiments étranges. Il s'amusait avec Jackson et s'attristait de lui-même.

  • Jackson n'est pas un mauvais joueur - pensait le jeune homme - mais il est tellement occupé à chercher d'où je viens qu'il manque de concentration, commet des erreurs élémentaires et finit par perdre… Son obsession pour la langue est très curieuse, au moins c'est quelque chose que nous partageons. Depuis que j'ai commencé à jouer ce double jeu, je suis arrivé à m'en dégoûter. Cependant, mon cœur jamais ne se repose, comme si le poids de mes remords fut chaque fois plus lourd avec le temps.

Le sergent sentit une douleur soudaine à la poitrine qui lui fit poser sa main sur son thorax. Jackson remarqua le geste, lequel s'accompagnait d'un léger froncement de sourcil sur le visage du jeune homme.

  • Vous allez bien, sergent ? - demanda Jackson, intrigué.
  • Ça va, monsieur - répondit le jeune homme tout en faisant un nouveau mouvement sur l'échiquier qui attira immédiatement l'attention de Jackson, lui faisant oublier tout le reste.
  • Quelle est donc cette douleur de nouveau , - pensa l'homme aux yeux bleus - Elle est partie puis revenue depuis que je suis arrivé en France. Pourquoi cela empire-t-il cette nuit ?

Les deux hommes continuèrent à jouer en silence, tandis que la première neige de l'année recouvrait les bois alentours d'un épais drap blanc.

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